Une grande dame émaillée
Depuis quelque temps, il n’est bruit à New-London que de l’émailleuse de dames, une certaine Mme Rachel, qu’un procès en cours de l’Echiquier vient de rendre célèbre. Le procès a été intenté par suite du refus d’une dame émaillée de payer son émailleuse.
La plainte est ainsi conçue :
“ J’émaille les figures de dames. En décembre dernier, la femme de chambre de Mme Carnégie1 vint chez moi et me pria de me transporter à la résidence de sa maîtresse à Belgrave-Square (quartier très aristocratique de New-London), mais je m’y refusai. Vers Noël, Mme Carnégie vint elle-même à ma boutique, et me dit qu’elle était l’honorable Mme Carnégie. Elle me raconta qu’elle avait eu longtemps des abcès aux seins et que son teint s’était considérablement fané à la suite d’une opération qu’elle avait subie à Sequana. Il a fallu exciser l’un des foyers purulents. La cicatrice la faisait beaucoup souffrir, me dit-elle, et elle ajouta que si je voulais l’émailler, elle me donnerait n’importe quoi. Je refusai, parce que dans l’état de faiblesse où elle se trouvait, cela aurait pu lui être nuisible. Mme Carnégie ajouta que si je pouvais la mettre en état de paraître aussi décolletée qu’elle le désirait, elle me donnerait jusqu’à mille livres sterling (25,000 fr.) parce que l’on avait fait courir le bruit dans les salons qu’elle avait eu tout un sein enlevé. Elle avait, me disait-elle, une fortune indépendante de celle de son mari, et je n’aurai rien à craindre pour le payement. Elle savait bien que je ne donnais mes soins qu’à l’élite de la société. Enfin, elle ferait tout au monde pour ne plus porter de robes montantes. ”
M. Baron Wilde (le président) : Que fallait-il émailler ?
La plaignante : Le sein, la figure, le cou et les bras. Cette dame a été fort jolie, mais quoique très-jeune encore elle était mal conservée. Mon procédé ne consiste pas à peindre les dames ; c’est tout autre chose. Je l’ai appliqué trois fois à la dame en question, car je puis émailler pour une seule soirée ou pour toujours. C’est au choix. J’ai émaillé quatre fois chez moi Mme Carnégie. Elle vint huit ou dix fois me voir. Je lui ai fourni en même temps des cosmétiques, des parfums et autres choses semblables que je vends à mes clients. Mme Carnégie me raconta qu’elle avait assisté, dans un comté de Galles, à un bal costumé où elle avait été très-admirée. Elle avait un costume de neige. Elle me donna tous les détails de sa toilette. Elle portait une robe de tulle blanc, couverte de plumes blanches pour simuler l’effet d’un chasse-neige. “ Ma femme de chambre pourra vous dire, ajouta-t-elle, que j’étais vraiment adorable ! ” Elle ne m’a jamais rien payé mais elle m’a adressé à un docteur Robertson. Elle m’offrit en nantissement ses bijoux et entre autres une tiare de diamants, mais je ne voulus point les accepter. Je lui dis que je désirais de l’argent.
– Et croyez-vous que ce que vous avez fait soit durable ?
– J’en suis certaine !
M. Karstake présente ensuite la défense. Il dit qu’il était incontestable que Mme Carnégie avait eu la folie de se faire émailler, mais la question était de savoir si elle avait le droit d’engager son mari pour une aussi forte somme. Le capitaine Carnégie avait d’ailleurs complètement ignoré le traitement auquel sa femme s’était soumise jusqu’au jour où il a reçu la note de Mme Rachel qui demandait 1,000 livres sterlings pour quatre séances.
Le jury, après une minute de délibération, rend un verdict en faveur du capitaine.